Il est rare qu'une découverte biblique fasse la une des journaux. C'est pourtant le cas avec cet évangile perdu, «l'évangile de Judas», sans doute la plus importante découverte archéologique des soixante dernières années dans le domaine du christianisme primitif.
Avec la découverte des écrits gnostiques de Nag Hammadi en 1945, le monde a pris connaissance d?un pan oublié des premiers temps du christianisme : celui des gnostiques. Leurs évangiles, découverts dans une jarre, consignaient des enseignements de Jésus très différents de ceux du Nouveau Testament. Ils permirent de reconstituer une vision du monde du christianisme primitif que l'on ne connaissait jusqu'alors que par leurs détracteurs, l'essentiel des textes ayant été détruits à cause de leur caractère hérétique.
C'est également le cas de cet évangile de Judas, exemplaire unique enfin mis au jour après une rocambolesque et désastreuse épopée qui endommagea gravement ce papyrus découvert dans les années 70. Daté du IIe siècle (Irénée le mentionne en 180), ce texte a été découvert dans sa version copte du IIIe ou IVe siècle. Il bouleverse profondément notre vision du christianisme primitif, en mettant en scène un personnage traditionnellement maudit, Judas.
Les gnostiques
Cet évangile de Judas s'inscrit directement dans le corpus des écrits gnostiques chrétiens. Le terme «gnostique» vient du grec, gnôsis, qui signifie «connaissance». Ainsi, les gnostiques placent leur salut dans la connaissance et non dans la foi. Il s'agit pour eux de connaître à la fois la réalité du monde et leur propre identité. Car pour les gnostiques, ce monde ici-bas n?est pas notre véritable demeure. Nous y sommes emprisonnés dans des corps de chair et devons trouver les moyens de nous en libérer. C'est cette connaissance, dont le Christ est porteur, qui pourra les délivrer. C?'est aussi dans ce cadre que s'inscrit l'acte de Judas.
Judas, l'ami de Jésus
Ici, Judas n'est pas le traître corrompu et inspiré par le diable qui trahit son maître, celui traditionnellement vilipendé par les évangiles canoniques. Au contraire, il est l'intime de Jésus, celui qui l'a compris mieux que quiconque et celui à qui sont adressés ses enseignements «secrets». Jésus l'invite : «Viens que je t'instruise des choses cachées que nul n'a jamais vues.» Si Judas livre Jésus aux autorités, ce n'est pas par trahison, mais par obéissance. Car l?évangile perdu révèle que Jésus demande à Judas de délivrer son esprit pour regagner sa demeure céleste. Jésus lui déclare dans l'évangile «Mais toi, tu les surpasseras tous ! Car tu sacrifieras l'homme qui me sert d?enveloppe charnelle !». Appelé par Jésus «le treizième esprit», Judas est investi d'une mission : celle de livrer Jésus. Il accomplira le sacrifice suprême. Pour cela, son sort sera double comme le lui révèle Jésus : «tu deviendras le treizième et tu seras maudit par les autres générations» mais en même temps «tu règneras sur elles», car «l'étoile qui est en tête de leur cortège est ton étoile». Car, reprenant la tradition platonicienne du Timée, Jésus enseigne que chaque homme a son étoile.
Le dieu inférieur
Selon les gnostiques, le dieu qui a créé ce monde n'est pas le vrai dieu, ineffable, véritable «Grand Esprit invisible» qui sous-tend toute manifestation, sans aucun attribut matériel et totalement retranché du monde. C'est un dieu (éon) inférieur et ses acolytes qui ont créé ce monde-ci, parmi lesquels Saklas, le dieu dépourvu de sens, qui fait les humains à son image.
«Ils en ont fait un piège destiné à tenir en captivité les étincelles divines qu'ils avaient capturées, avec comme dessein de les placer à l'intérieur des corps humains.» (1) Ces étincelles divines sont par nature immortelles et étrangères à ce monde de corruption.
Autrement dit, le dieu de l'Ancien Testament, auteur de la Création, est vu comme une déité secondaire et subalterne. C'est ainsi que l'évangile de Judas révèle que ceux qui continuent à vénérer ce dieu se fourvoient et ne connaîtront pas la délivrance. Et il désigne les douze apôtres comme des «ministres de l'égarement». Seul Judas est considéré digne de recevoir les enseignements du Christ, la révélation de la véritable religion.
La connaissance secrète
Le salut ne vient donc pas de la vénération du Dieu de ce monde ou par l'acceptation de sa création, mais, bien au contraire, par la négation de ce monde et le rejet du corps qui nous y attache. Le salut ne vient pas non plus par la mort et la résurrection de Jésus, mais par la révélation de la connaissance secrète qu'il prodigue. «La résurrection d'un corps ramène la personne dans le monde du créateur. Puisqu'il s'agit de permettre à l'âme de laisser ce monde derrière elle et d'entrer dans "cette génération grande et sainte" - à savoir le divin royaume qui transcende ce monde ? une résurrection du corps est la dernière chose que Jésus, ou n?importe lequel de ses vrais compagnons pourrait souhaiter.» (1)
L'esprit divin
Car pour se délivrer, il est nécessaire de recevoir une révélation sur notre origine divine et les moyens de la rejoindre. «Selon cette conception, le Christ n'était pas un simple mortel délivrant de sages enseignements religieux. Pas plus qu'il n'était le fils du dieu créateur, le Dieu de l'Ancien Testament.» (1) Le Christ est vu comme un éon, une sorte de dieu, ayant pris des dehors humains, ou bien un être divin venu d'en haut pour être temporairement hébergé dans un homme appelé Jésus. Selon cette conception, l'esprit divin aurait quitté le corps de Jésus sur la croix, ce qui justifierait l'exclamation «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?» Jésus est un être docétique, c'est-à-dire une apparence, dont de nombreux évangiles apocryphes nous disent qu?il pouvait prendre la forme qu'il voulait.
Le maudit
Dans l'évangile, Judas a une vision de sa destinée. Il se voit lapidé à mort par les autres apôtres et voit ensuite une belle maison où il veut entrer car «c'est un lieu réservé aux saints». Jésus lui fait comprendre qu'il ne peut entrer dans ce divin royaume qu'à condition de s'être libéré de sa chair mortelle. Car il y a un monde ici-bas et un royaume divin au-delà de ce monde, auquel il accèdera quand il aura atteint le salut fondé sur la connaissance secrète révélée par Jésus.
Le texte nous dit à la fin que le voeu de Judas est exaucé : il pénètre la «nuée lumineuse» qui dans l'Évangile représente le monde du vrai Dieu et de ses éons.
«Sachant que Judas réfléchissait encore au reste des réalités sublimes, Jésus lui dit : «Sépare-toi des autres et je te dirai les mystères du Royaume. Il te sera possible d'y parvenir mais au prix de maintes afflictions. Car un autre prendra ta place, afin que les douze [disciples] puissent se retrouver au complet avec leur dieu.»
L'Évangile de Judas, Flammarion, 2006
(1) Bart D. Erhman, le christianisme mis sens dessus dessous : l'Évangile de Judas une autre vision, in L'Evangile de Judas, Flammarion, 2006
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article rédigé par Isabelle Ohmann - isabelle.ohmann.over-blog.com